Les indécentes festivités de Frontex
L’Agence européenne des gardes-frontières et des gardes-côtes (Frontex), dont la Suisse est membre, a organisé des festivités à 2,1 millions d’euros pour son personnel entre 2015 et 2019.
En cause, la journée des gardes-frontières et des gardes-côtes, qui selon le journal en ligne EU Observer s’est faite à grands frais. Il s’agit d’un grand raout annuel, rassemblant à la fois le personnel du siège de l’agence, des gardes-frontières des pays membres déployés sur les opérations Frontex, mais aussi, business oblige, des représentants des entreprises partenaires de l’agence. Présentée officiellement comme un événement de réseautage, la journée comprend des rencontres sportives ou des compétitions de tir. Mais aussi des activités au caractère plus surprenant comme un concours photo de la meilleure prise de vue des gardes-frontières au travail, ou encore des «exercices d’identification des passeurs», ajoute le média européen.
Banquet à gogo
Alors que les exilé.e.s subissaient de plein fouet en 2015 profonde crise de l’accueil et de l’asile sur le continent européen, Frontex et ses invités envoyaient aux contribuables une ardoise de 94’000 euros pour un dîner au cœur du parc royal de Łazienki, non loin du siège de l’agence à Varsovie. Au total, l’édition 2015 de la journée des gardes-frontières et des garde-côtes aurait coûté plus de 360’000 euros.
Cette année-là, la liste des invités de l’agence comptait 800 noms, alors qu’elle avait moins de 700 employés. 800 c’est aussi, selon l’OIM, le nombre de personnes décédées en 2015 alors qu’elles tentaient de gagner l’Europe via la Méditerranée orientale. Mais loin de constituer l’exception, ni de provoquer la honte, les festivités grandioses organisées en 2015 ont été réitérées les années suivantes.
«Frontex Party» en série
Environ 370’000 euros en 2016, 340’000 euros l’année suivante, 580’000 euros en 2018 et près de 495’000 euros pour 2019 ont été dépensés sur le même événement. Donnant une présentation très professionnelle de cette journée festive, l’agence n’a pas hésité à emmener ses convives sur le terrain. Toujours selon l’enquête d’EU Observer, l’édition 2018 de la célébration s’est tenue à Sopot. Un exercice grandiose conduit par la marine polonaise devant les invités de Frontex a été organisé pour l’occasion dans ce port de plaisance qui marque la frontière de l’espace Schengen avec la Russie.
Pour l’édition 2019, les agapes ont eu lieu à Arłamów, autre ville polonaise frontière de l’espace Schengen, à un jet de pierre de l’Ukraine. Une région de passage pour de nombreuses personnes venues chercher une vie meilleure en Europe. Cette fois-ci, une rencontre entre Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex depuis 2015, et Petro Tsygykal, général des gardes-frontières ukrainiens a marqué la journée[1]. L’événement a donné lieu au renouvellement et au renforcement de la coopération entre Frontex et l’Ukraine, partenaire de l’agence depuis 2007. Cette dernière s’est félicitée du déploiement de fonctionnaires ukrainiens sur ses opérations et de leur participation aux formations, ateliers et autres activités. Ces derniers points étant à mettre en relation avec l’adhésion de l’académie des gardes-frontières ukrainiens au réseau de partenaires académiques des instituts de formation de gardes-frontières de l’Union Européenne.
Budget en expansion
Faire flamber le budget, y compris pour des festivités, ne semble pas faire peur à l’agence. Et pour cause, son financement fait l’objet d’une telle expansion compte parmi les agences les mieux dotées de l’Union Européenne. Avec 460 millions d’euros en 2020, elle devrait voir ses finances gonfler au moins jusqu’en 2027. Une expansion qui ne date pas d’hier. Créée en 2005, Frontex ne comptait à sa création qu’un budget d’environ 5 millions d’euros. Elle n’était alors pas propriétaire de ses véhicules et matériels – hormis de petits éléments comme des jumelles – ni n’avait d’agents propres. Seules les mises à disposition de personnels et d’équipements de la part des Etats membres lui permettaient de déployer ses opérations.
Depuis 2016, l’agence a ses propres agents, son matériel, ses véhicules de patrouille et a clairement augmenté ses effectifs. Elle planifie même d’avoir ses propres navires, ses propres drones et des vans servant de bureaux mobiles. Si les procédures d’asile et d’accueil sont sous-financées à travers l’ensemble du continent, ce n’est pas le cas des gardes-frontières. Avec entre 1000 et 1500 agents déployés en permanence, Frontex devrait se doter d’une force de 10’000 fonctionnaires en 2027. La Suisse y participe, à hauteur de 75 agents mobilisés pour Frontex chaque année. Et par une contribution annuelle de 25 millions de francs, laquelle devrait passer à 85 millions en 2027. Une participation s’étendant aussi aux formations des gardes, à l’aide à la détection de faux documents de voyage. Sans taire le partage de données des personnes migrantes via des fichiers communs.
Violation des droits humains
Mais malgré la transparence et l’attachement aux droits fondamentaux affichés sur son site internet, les plaintes s’accumulent contre Frontex: «non-respect du droit d’asile, entraves au droit de quitter tout pays, mauvais traitements et actes de violence, discriminations, manque de transparence en matière de protection des données personnelles… Depuis des années, les refoulements violents – voire mortels – d’exilé.e.s à la frontière gréco-turque, sont notoires et documentés, y compris par Frontex» dénonce dans un communiqué de décembre 2020, le réseau associatif Migreurop. Ce dernier, qui multiplie depuis de nombreuses années des constats de violations aux droits humains dans de nombreux points des frontières Schengen, demande fermement la disparition pure et simple de l’agence. Le fait que Frontex se fasse assister d’un forum consultatif comprenant des organisations comme Caritas, Amnesty International, la Croix-Rouge, Caritas ou le HCR ne semble pas convaincre ses critiques que l’agence respecte scrupuleusement les droits humains. Pas plus que le mécanisme de plainte mis en place par Frontex, dans lequel l’agence reçoit elle-même les témoignages et les éventuelles preuves.
De plus, le siège de Frontex a fait l’objet d’une perquisition le 12 janvier dans le cadre d’une enquête de l’Olaf (Office européen de lutte anti-fraude) sur des refoulements en Mer Egée. Des refoulements et autres manquements comme des tirs sur des bateaux ou la destruction de moteurs d’embarcations de fortune, qui ont mené plusieurs parlementaires européens à demander la démission du français Fabrice Leggeri qui dirige l’agence. Des affaires d’une gravité certaine, qui n’ont pas empêché Frontex de booster sa communication. Une vidéo viriliste à souhait a été diffusée début janvier sur Twitter pour présenter sur un ton très kitsch le nouvel uniforme des agents Frontex. Comme pour les festivités bling-bling de 2015-2019, ou les vidéos qui enchainent les témoignages des agents sur un ton émouvant, on voit que l’agence ne recule devant rien pour soigner sa réputation.
Article de Nicanor Haon, publié dans Gauchebdo le 22 janvier 2021
[1] Frontex and Ukrainia Border guard extend cooperation, 29 mai 2019, page du site officiel de Frontex consultée le 12 janvier et retirée depuis de l’URL : https://frontex.europa.eu/media-centre/news-release/frontex-and-ukrainian-border-guard-extend-cooperation-agreement-UwFsF2